Même s'il est possible
d'affirmer que toute recherche spirituelle est vaine – puisque tout
est déjà là, puisque le chercheur est le cherché – , s'il est
un but à cette quête, à toute quête, il est possible de le formuler ainsi : déplacer le point
d'ancrage de la conscience, de la surface à la profondeur.
A quel problème le chercheur semble alors immédiatement confronté ? Le
problème apparaît quand on recherche un état particulier, spécial, lumineux, modifié par je ne sais quel agent
externe – comme s'il pouvait exister un agent externe ! –
qui apporte un contentement, un apaisement, voire une délivrance... mais sur le plan psychologique uniquement. Sur le plan de la petite
personne, sans aucun changement réel de perspective.
Si par extraordinaire un
tel sentiment apparaît, celui-ci sera immédiatement récupéré par l'ego pour sa propre survie. D'autre part, nécessairement transitoire, l'état éphémère sera fatalement suivi du mouvement inverse du balancier,
aussi sûrement que le flux et le reflux de la vague. La contraction
qui suivra l'expansion s'avérera alors bien plus
intolérable après un tel sentiment d'ouverture.
La lumière qui est l'enjeu bien réel de toute quête
spirituelle est celle, absolue et non relative, qui précède tout
phénomène, toute pensée, toute appropriation. Qui tout
précède et d'où toute ombre ou lumière apparente procède.
Déplacer le point d'ancrage de la surface à la profondeur consiste
alors avant tout à voir, à reconnaître que cette profondeur de
l'Etre précède et a toujours précédé la personne. Et que le niveau
psychologique n'en est qu'une production évanescente, pâle reflet
de l'Etre que nous sommes ; un simple rêve.
Tous les termes que nous
pourrons employer pour désigner ce que nous sommes réellement (lumière ou
présence absolue, éternelle, infinie) ne sont évidemment que de
simples indices, des traces mortes du Vivant, des pointeurs
conceptuels. Parce que le temps, l'espace, la causalité sont ses
fruits, sont ses enfants – je devrais dire tes fruits, tes
enfants, à toi qui lis ces lignes. A toi seul et certainement pas
ceux d'un autre, car il n'y a pas d'autre ! Bien avancés, hein ? Alors, comment on fait avec ça ?
Une fois que le point d'ancrage dans la profondeur
est trouvé, il est vu qu'en réalité, nous ne l'avions jamais
quitté. La paix au centre de la roue est immobile et impossible à quitter. L'apparent point d'ancrage en surface, où il nous semblait nous débattre, ballottés au gré de nos émotions et de nos pensées, avait toujours été
irréel, fictionnel, virtuel... symbolique. Une convention. Le mot pris pour la chose, la carte prise pour le territoire.
La quête n'a donc jamais eu lieu :
le progrès spirituel ne prend place que dans l'apparence. On avance dans
le mensonge et l'illusion (discours de la voie progressive) jusqu'à temps d'être en mesure d'entendre
la Vérité que nous sommes (discours de la voie directe). Et même ce mensonge n'a au fond jamais
quitté la Vérité.
La petite personne étant un irréel pur, toute
la souffrance psychologique prétendument associée à la personne
est elle-même également irréelle. Ce qui ne veut pas dire
qu'on doive confondre les niveaux : le niveau psychologique est
vu comme fondamentalement irréel une fois le Réel démasqué, mais
tout a toujours semblé bien réel au sein de cet irréel. Et si on
commence à prétendre : « mais non, la petite personne ne
souffre pas... », qui parle, sinon la petite personne en plein déni ? La petite personne
souffre, elle est souffrance. On ne peut pas nier la souffrance de la
petite personne, on peut juste remettre en question l'existence de la petite personne. On ne peut
pas nier les problèmes de la petite personne ; il s'agit de voir la
petite personne pour ce qu'elle est réellement : pure pensée,
pur rêve. De voir et non de croire.
Autrement dit, – et
c'est tout le paradoxe de la Voie – , on ne peut pas raisonner en
termes d'Eveil à l'intérieur de la petite personne. Le faire revient à renforcer celle-ci, l'ego, le moi étanche ou moi-enfant,
appelez-le comme vous voulez. On peut légitimement viser un mieux-être de la
petite personne, mais au final, c'est peine perdue. C'est absolument sans espoir pour la petite personne : elle n'existe pas ! C'est vouloir mettre une rustine sur une roue
de vélo crevée de partout, et qui plus est, totalement imaginaire.
Une roue de vélo fantôme. Ou comme disait Nisargadatta : c'est
vouloir prendre soin du nouveau-né d'une mère stérile. Il n'existe
pas, il n'a aucune réalité, autre que conceptuelle. Bien sûr qu'au
sein de cette irréalité, de cette rêverie, tout semble réel ! Bien
sûr qu'au sein du rêve, on ne peut pas nier les choses du rêve ! Elles existent pour elles-mêmes au sein du rêve. Mais
une fois que le rêve est débusqué, qu'en reste-t-il ? Que
reste-t-il du rêve, de sa prétendue réalité ?
Inlassablement, c'est sur
ce point qu'il faut revenir. Toujours cette histoire du ciel de la
conscience sur lequel n'importe quel phénomène, n'importe quel
nuage peut se promener, apparaître ou disparaître... Ou cette histoire de l'océan de la conscience, de la paix des profondeurs, toujours présente, et de la vague de l'ego. La surface peut
être extrêmement agitée, mais « les pires tempêtes
n'affectent que la surface de l'océan »... Et depuis la
profondeur, il est vu que la surface est un rêve de l'océan, un
rêve de la profondeur.
Ou encore cette image de l'écran de la conscience sur lequel n'importe quel film peut être projeté... Le film projeté sur l'écran est un rêve de
la lumière. On peut trouver le film très beau, être totalement
hypnotisé par le film et consentir à cette hypnose, mais quand on
parle d'Eveil, on parle de mettre fin à cette hypnose, ni plus ni
moins.
Voilà pourquoi l'Eveil, le Graal, la Pierre philosophale, le Trésor absolu, le Secret des Secrets... intéresse réellement si peu de monde. Voilà pourquoi toutes les affaires du monde, toutes les névroses, tout le mieux-être et toute la réussite du monde sont pour tout un chacun des stratégies d'évitement de cela. Et tant que cette distraction, cette amnésie, ce sommeil, cette hypnose nous
convient, c'est très bien ! Mais ne commençons pas à nous
plaindre de souffrir d'une hypnose à laquelle on consent entièrement... même si la plainte fait, tout comme le reste, partie du jeu :
celui de la séparation, qui n'est qu'apparente... En fait, il n'y a
pas, il n'y a jamais eu, réellement, de séparation.
Nulle autre que conceptuelle. D'où le fameux koan zen : "Comment peut-on s'échapper d'un bloc de pierre ?"
En faisant un pas en avant. Le bloc de pierre n'a jamais existé autrement qu'en rêve et ailleurs que dans ton esprit.
Soyez donc rassurés. La
séparation, la souffrance n'est possible qu'en rêve. Il n'y a rien
à craindre. Ouvrez simplement les yeux.